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Artiste et galeriste, de l’enthousiasme au conflit

L’auteur, expert judiciaire, retrace son expérience du conflit entre artistes contemporains et galeristes et apporte quelques solutions à son règlement.

La Revue Experts n° 59 – 06/2003 © Revue Experts

 

Les relations entre l’artiste et son galeriste débutent souvent par un coup de foudre et finissent parfois dans la blessure d’une procédure judiciaire.

L’expert judiciaire n’apparaît qu’au moment du divorce pour aider le magistrat à évaluer les préjudices et régler les comptes entre les parties. Il constate alors que l’ancien poulain mord la main de celui qui l’a longtemps nourri et que le coach rabaisse les qualités de l’artiste qui n’est plus digne de son aide.

C’est dans ce climat difficile qu’il m’est arrivé de calmer les tensions, voire les haines, en remplissant la mission impartie, en aidant autant que possible à analyser la source conflictuelle pour mieux l’apaiser.

Pourquoi ces contrats se terminent-ils presque toujours par une rupture douloureuse ? En partie parce que nous sommes en présence de représentants de deux mondes diamétralement opposés, dont l’union apparaît comme une nécessité.

L’artiste contemporain se situe à la frontière du matériel : il crée tel un démiurge, il transforme la matière, vit dans l’angoisse perpétuelle de l’inspiration, de la réalisation et de l’acceptation par les autres de son message artistique. Son audace créative, à la limite de la folie, provoque, choque mais porte un message. En marge de la société, il attire celle-ci qui rêve d’évasion.

Nourrie d’idéal, de persévérance, la progression de l’artiste se trouve obligatoirement bloquée un jour par les besoins matériels. Passées les longues années de gestation où l’artiste s’est cherché, a trouvé, puis détruit et repris d’autres voies, il descend de son piédestal, confronté à la réalité terrestre : l’homme moderne a besoin d’argent pour évoluer.

Lorsque l’artiste se trouve dans l’incapacité de franchir le gouffre qui sépare son idéal du monde matériel, il se réfugie souvent dans un rejet paranoïaque de la société ; cette société, qui ne lui permet pas de s’exprimer, qui ne l’idolâtre pas, ne mérite que son mépris.
L’artiste intelligent, lui, comprend qu’il doit condescendre au partage, accepter d’être lié par contrat à un professionnel du monde matériel. Si le mécène providentiel, tant espéré, n’apparaît pas, il doit se résigner à la réalité : pour vivre de son art, il lui faut composer avec un galeriste, principal acteur du marché de l’art.

Cette relation n’est donc pas le fruit du hasard. Elle est guidée d’une part par l’intérêt artistique et économique, et d’autre part, par une estime réciproque. L’artiste apporte son talent, le galeriste la sécurité matérielle.

Le contrat qui s’ensuit scelle ce mariage sous les feux de la joie de la découverte de l’un et de l’autre, et de toutes les espérances.

Le contrat peut être partiel – prise en charge de quelques œuvres et droit de « première vue » pour compléter un stock – ou total : contrat d’exclusivité. Celui-ci peut consister au dépôt de l’œuvre, dont le galeriste gérera la vente et que l’artiste alimentera régulièrement, ou au rachat d’un stock dont le marchand disposera librement. C’est la pratique la plus courante concernant les jeunes artistes, sans cote établie.

L’artiste accepte souvent toutes les conditions contractuelles du galeriste, omnubilé par les perspectives qui s’offrent enfin à sa création. Il en oublie les obligations de production, la quantité et la qualité commerciale, ainsi que les pourcentages perçus sur les ventes par le galeriste.
Ces retenues atteignent couramment, pour les grandes galeries, 60 % du montant vendu. La contrepartie réside parfois, pour l’artiste, dans un revenu annuel minimum substantiel qui le libère des contraintes bassement financières. En cas de non vente, le galeriste compense les sommes avancées par des ponctions dans l’œuvre.

L’intérêt des deux parties est lié à la prospérité de l’une et de l’autre. Les trois premières années sont déterminantes, soit idylliques, soit stériles. Si « les associés » ne récoltent pas les fruits attendus, le galeriste peut se séparer de son espoir qui n’a produit aucun retour sur investissement. En effet, s’il s’agit d’un artiste inconnu signant son premier contrat, le galeriste lui aura créé une cote pour le lancer sur le marché de l’art et ainsi donner une valeur à ses œuvres. De même, en cas de non vente, il continuera à faire évoluer l’œuvre de l’artiste pour créer une illusion spéculative.

En cas de conflit, cette pratique bien connue, pose un réel problème pour le règlement du litige. Il s’agit pour l’expert de faire les comptes entre les parties à partir d’une cote fictive. L’artiste revendique les montants des œuvres proposés par son marchand, tandis que ce dernier, pourtant auteur de ses prix, se retranche derrière le «jeu» du métier et ne reconnaît plus que la valeur basse des œuvres.
Restons sur l’aventure prospère, la cote de l’artiste croît. Habitué aux flatteries des critiques rémunérées par son galeriste, il s’épanouit dans son orgueil créateur et s’offusque quand on ne l’appelle pas Maître.
En franchissant le Rubicon, il a perdu la fraîcheur de ses premières expériences. Aujourd’hui il ne doute plus de son talent. Il s’écoute tant qu’il se persuade qu’il est un Maître dans la comète des artistes. Étoile ou poussière, c’est un soleil ! Et tel Phébus, il éclairera de son art non seulement ses contemporains mais aussi, oh ! merveilleuse assurance, les générations futures !… Fort de cette aura, lui conférant l’immortalité, l’esprit si docile à la signature du contrat se forge de nouvelles convictions.

Le Maître narcissique se rend à l’évidence, son galeriste l’exploite, le rançonne même !

Le nouveau Faust aimerait déchirer son contrat. Il vend bien quelques œuvres directement à des admirateurs, moins chères qu’en galerie, ce qui est strictement interdit dans le contrat, mais puisqu’il est exploité, ce n’est qu’une juste compensation, puis revanche…

La mésentente s’installe, l’admiration fait place aux reproches : l’un prétend qu’il est exploité, l’autre qu’il ne couvre pas ses frais.

L’artiste détourne sa production, le bienfaiteur des moments difficiles n’a plus que de maigres restes.

La rupture devient inévitable, chaque partie campant sur ses arguments, le litige ne peut être réglé que par un procès.
Chacun se présente comme victime au tribunal estimant avoir été dupé.
L’artiste rappelle les œuvres qu’il a offertes à son ancien bienfaiteur, et requiert leur estimation pour les inclure dans les comptes. Les griefs qu’il peut reprocher à son galeriste sont multiples. Sa valeur aujourd’hui importante est mal soutenue par la galerie qu’il juge indigne de sa cote. Il trouve la ponction du marchand exorbitante pour le peu de travail que ce dernier a réalisé. Au contraire, si ses œuvres ne se vendent plus, il estimera également que c’est de la faute de son galeriste…

Le professionnel des montages financiers vexé versera au débat les avances mensuelles, les frais de publicité, les cocktails, une cote part de ses frais généraux, le rachat des œuvres, en salle des ventes, pour soutenir la cote, etc.

Le débat s’envenimant, les conclusions de l’assignation du déposant et du défendeur sont extrêmement partisanes. Le magistrat se trouve dans l’obligation de missionner, selon les cas, un expert comptable et/ou un expert, dans la catégorie des objets d’arts.

La mission ordonnera d’établir les comptes entre les parties en tenant compte de la cote passée et actuelle de l’artiste.
L’un mettra en avant une cote élevée, le marchand argumentera que, sans son intervention, la valeur des œuvres est à diviser par deux, voire trois.

Si l’expertise de la comptabilité procède du concret, l’évaluation du stock des œuvres est extrêmement aléatoire. Le prix d’une œuvre n’est pas fixé au hasard, il est déterminé par divers éléments avant de subir une éventuelle spéculation.
L’expert devra donc prendre en compte le soutien effectif ou non d’autres galeries ou musées lorsqu’il avalisera la cote de l’artiste au moment de sa rupture avec son galeriste. Car sans soutien, la cote d’un artiste contemporain peut chuter de 75 % en quelques mois.

La valeur minimale est établie par rapport au coût de production auquel s’ajoutent les heures de travail, puis les frais généraux. Mais il arrive que la cote d’artiste reste en dessous de ce seuil lorsqu’une œuvre en bronze, par exemple, atteint en salle de vente le seul coût de la fonte !

Très vite l’expert, dans ses estimations, sera confronté à la fluctuation de plus de 50 % du prix pour une même œuvre selon la conjoncture nationale et internationale, selon l’activité du galeriste, une vente directe de l’artiste au collectionneur ou l’épreuve redoutable de la vente aux enchères non soutenue par le galeriste.
Il devra également se méfier d’une fausse cote maintenue ou augmentée par l’artiste qui fait racheter par un ami ses œuvres aux enchères pour accréditer auprès de l’expert judiciaire ses prétentions.

Après avoir examiné les clauses du contrat liant les parties, noté les débordements, sans émettre de jugement, effectué les comptes entre les parties, les estimations et réévaluations des œuvres, l’expert rendra son rapport.

Mais pour ce faire, il aura, sans toutefois toujours réussir à concilier les parties, apaisé les tensions entre les ex-amis, grâce à son autorité, ses questions pertinentes, son travail approfondi, sa vigilance à prévenir les dérapages verbaux, son « doigté » à gérer les plaignants et leurs conseils…

S’il s’ensuit une conciliation entre les parties, ce sera pour l’expert judiciaire la meilleure récompense de son art.