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Sculptures en plâtre : Lesquelles valent leur pesant d’or ?

Le 9 février 2011 chez Sotheby’s à Londres, une épreuve en plâtre de 75 cm de hauteur, de la très fameuse Eve d’Auguste Rodin mettait le feu aux enchères à 260 000 £, soit 308 750 €. Six semaines plus tard, à la foire d’art de Maastricht (The European Fine Art Foundation), un célèbre marchand anglais acceptait de s’en séparer, à contrecœur, moyennant une dot de 2 000 000 $ soit 1 420 000 €. Lui demandant ce qui justifiait un tel montant, il me répondit que c’était le plâtre original du Maître, à l’origine de tous les bronzes de ce modèle ! De ce fait, « elle est inestimable…» accentua-t-il en traînant sur la dernière syllabe. Interloqué, je fis un pas en arrière et regardai son enseigne… Ah ! Je fus rassuré : c’était un marchand de tableaux…

« Qu’en pensez-vous ? Elle est belle, n’est ce pas ? » reprit-il. « Absolument. Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est le plâtre original ? » lui demandai-je. Son visage s’éclaira, touché par la grâce. Comme si Eve en personne lui apparaissait, il répondit : « Sa beauté ! » Hélas, l’amour rend parfois aveugle… Ce n’était qu’un plâtre d’atelier recouvert d’une couche protectrice de gomme-laque, tiré à plusieurs exemplaires. Celui-ci possédait des inserts métalliques destinés à recevoir les pics d’une croix de mise aux points afin de réaliser un agrandissement ou une épreuve en marbre. Il portait aussi les stigmates de la fabrication de plusieurs moules pour la coulée de fontes en bronze par la technique des moules en sable.

Je ne dis mot, mais mon sourire dut être narquois, aussi il rompit ce silence en lançant : « Le prix s’oublie et la qualité reste ». Certes mais il est nécessaire, pour le moins, d’acheter ce que l’on croit acheter et non un dérivé ! Je rétorquai donc qu’il se trompait et qu’il s’agissait d’un plâtre d’atelier. Les joues de mon interlocuteur se dégonflèrent, le front se plissa une seconde à peine, puis prenant une grande respiration, il conclut le sourire aux lèvres : « C’est mon bébé, pour moi elle sera toujours unique… » La discussion était close, il se tourna vers un client…

Cette anecdote révèle à quel point les techniques anciennes et modernes de la statuaire en marbre ou en bronze sont aujourd’hui mal connues par les acteurs du marché de l’art. Je m’en suis aperçu dans les procès en contrefaçon où inlassablement il faut expliquer aux magistrats, aux conservateurs des musées, aux ayants droit, les différentes étapes de la création d’une sculpture, pour dénommer avec précision les épreuves préliminaires en cire, terre à modeler, plastiline, plâtre, etc.

Pour un même modèle, le plâtre original se place au sommet de la pyramide des valeurs. Ensuite viennent les plâtres de diffusion élaborés du vivant de l’artiste, puis les plâtres d’ateliers (qui ne sont que des outils pour la réalisation des bronzes dans la technique dite du moulage au sable). À ceux-ci s’ajoutent les épreuves en plâtre d’intérêts purement techniques, les plâtres de maintien (jetés dans les moules). En bas de cette échelle de valeurs, nous trouvons les épreuves en plâtre modernes de diffusion commerciale sans limitation de tirage, comme les exemplaires vendus par la RMN dans les boutiques des musées, aéroports et magasins. Ces dernières devraient scrupuleusement respecter la loi française en appliquant de façon lisible et indélébile la mention « reproduction » et les autres mentions légales (copyright, signature de l’artiste) ce qui, hélas et bizarrement, fait parfois défaut actuellement. Arrivent enfin les épreuves en plâtre des faussaires et aigrefins, issues du surmoulage des plâtres précités, d’épreuves en bronze, ou carrément d’œuvres copiées ou inventées.

Plâtres originaux - contrefaçons sculptées par un faussaire de l’oeuvre d'Alberto GiacomettiPlâtres originaux saisis en Allemagne, mais contrefaçons sculptées par un faussaire de l’oeuvre d’Alberto Giacometti. TGI de Stuttgart, 2010.

 La panoplie est vaste. Seul un bon professionnel peut s’y retrouver : il maîtrisera cette structure pyramidale qui demeure essentielle car elle détermine l’échelle des prix. Ceux-ci peuvent passer de quelques dizaines d’euros, pour un tirage commercial récent, à plusieurs centaines de milliers d’euros pour le plâtre original du même modèle.

Eve de Rodin Gilles Perrault

 Examen de surface d’une oeuvre en plâtre (Ève sur base circulaire, taille 1,  Auguste Rodin) pour déceler la nature exacte de l’originalité et l’unicité de cette oeuvre.

 

Le cas Rodin

Le législateur n’a toujours pas distingué les plâtres originaux des plâtres de diffusion et des plâtres d’atelier. Lorsqu’ils ont été réalisés du vivant de l’artiste, historiens de l’art et marchands les appellent « plâtres authentiques ». Lorsqu’Eugène Rudier, fondeur officiel de Rodin depuis 1913, décéda en 1952, son neveu Georges Rudier récupéra « l’outillage », les plâtres d’atelier, la marque « Alexis Rudier » et le cachet A. Rodin (imprimé à l’intérieur des bronzes dans le noyau) pour l’essentiel (car les moules étaient conservés par le musée Rodin dans la Villa des Brillants à Meudon). Il embaucha les ouvriers de son oncle, et le musée Rodin lui confia ses éditions en exclusivité jusqu’en 1982.

Lorsqu’un plâtre d’atelier était usé, Georges Rudier en demandait un autre au musée, qui le faisait réaliser sous son contrôle par un mouleur à Meudon, dans les moules d’origine. Les plâtres usés étaient « officiellement » détruits ou rendus au musée. Ces mouvements n’ont hélas pas toujours été consignés dans un registre ou sous une autre forme.

Nous avons déjà constaté dans plusieurs affaires judiciaires (1) que la fonderie Georges Rudier n’avait pas rendu au musée Rodin de nombreux modèles d’atelier en plâtre.

Pourtant, ce professionnel ne pouvait ignorer une jurisprudence constante depuis le XIXe siècle relative aux modèles confiés par les sculpteurs aux fondeurs et mouleurs : l’artiste (ou son ayant droit) reste propriétaire de son droit d’auteur et de son support. Cela s’applique donc à ces plâtres destinés à l’atelier pour réaliser les bronzes, qui ne peuvent être ni donnés, ni vendus sans l’accord exprès de l’artiste ou de son ayant droit. Quelques artistes avaient offert des modèles à leur fondeur en paiement ou remerciement, mais pas Auguste Rodin, bien au contraire. De surcroît, s’agissant de fontes au sable, les modèles en plâtre sont coupés en plusieurs morceaux et sont donc même recollés et facilement identifiables.

Il semble important que les magistrats et amateurs d’art, experts et historiens de l’art comprennent les différences fondamentales qui existent entre un plâtre original, un plâtre de diffusion (d’édition), un plâtre d’atelier, un plâtre issu d’un surmoulage d’un autre plâtre d’atelier ou d’une épreuve en bronze.

 

Le plâtre original

Bas-relief, concours des MOF, en 1979Bas-relief, concours des MOF, en 1979, plâtre original entièrement démoulé, recouvert de deux couches de vernis gomme-laque. Source : Gilles Perrault, Sculptures sur bois, éd. Vial, Dourdan 1991

Il est directement issu du premier moule en plâtre, lui-même pris sur un modèle initial créé en terre crue ou en cire par l’artiste. Il est unique car le moule en plâtre dit « à creux perdus » dont il provient est cassé pour lui donner naissance et le libérer de son empreinte en négatif. Il est reconnaissable par les fragments qui subsistent sur son épiderme de terre crue ou de cire et les traces du démoulage du moule à creux perdus.

Moule à creux perdus vu de l’intérieur

Moule à creux perdus vu de l’intérieur.

Coulée de l’épreuve originale

Coulée de l’épreuve originale, disposition des coussinets en filasse pour durcir les rives.

Démoulage du plâtre original (A) par la suppression du moule à creux perdus (B et C).

Démoulage du plâtre original (A) par la suppression du moule à creux perdus (B et C).
A : plâtre original
B : plâtre d’approche dans le moule à creux perdus
C : coque de maintien du moule à creux perdus.

Ronde-bosse réalisée à l’École Boulle, circa 1973

Ronde-bosse réalisée à l’École Boulle, circa 1973. Plâtre original portant de nombreux stigmates.
A : fragments macroscopiques de terre à modeler.
B : fragments macroscopiques du plâtre d’approche.
C : coups d’outils occasionnés par la suppression du moule à creux perdus.

Il revêt une importance primordiale pour l’artiste car il reproduit toute la vigueur de l’oeuvre initiale qui ne peut être conservée indéfiniment dans son premier état en terre ou en cire. Il est, à ce stade, l’unique représentation de l’oeuvre, pérenne mais fragile.

Un second moulage est toujours effectué à partir d’un plâtre original, de façon à produire des épreuves (en plâtre ou en cire) dans la technique de la fonte à cire perdue. Du temps d’Auguste Rodin, ces seconds moules dits « à bons creux » étaient réalisés soit avec des pièces en plâtre, afin de pouvoir démouler sans casser le moule et son modèle, soit en gélatine maintenue par des coques en plâtre. Mais cette dernière technique était très fragile, déformait l’oeuvre initiale au bout de quelques tirages et s’abîmait rapidement.

Encyclopédie Diderot et d’Alembert

Fig. 1 et 2 : moule à pièces en plâtre.
Fig. 3 : plâtre d’atelier.
Fig. 4 : réalisation du moule à pièces en plâtre.
Source : Encyclopédie Diderot et d’Alembert

 

La prise d’empreinte la plus fidèle, fiable et durable, demeurait celle des pièces en plâtre. C’était aussi la plus longue et la plus onéreuse. Les moules à pièces en plâtre étaient, de par leur complexité, l’apanage de professionnels qui se déplaçaient à la demande chez les sculpteurs dès l’oeuvre en terre terminée.

Nous parlons ici du passé : dans les années 1960, les moules à empreintes souples en résine élastomère évincèrent totalement les techniques précédentes en moins d’une décennie. La rapidité d’exécution et la facilité de réalisation de ces moules, alliées à la fidélité des empreintes, provoquèrent de nombreuses vocations parmi des aigrefins.

Le plâtre d’atelier

Les épreuves en plâtre d’atelier, donc issues d’un moule à pièces en plâtre jusque dans les années 1960, sont facilement identifiables. Elles comportent la trace des joints des pièces du moule, dites également « coutures ». Auguste Rodin veillait à ce qu’elles ne soient pas ôtées pour ne pas risquer de modifier les volumes environnants. Ces réseaux de lignes parcourent donc, très fréquemment, les corps et les visages et font partie intégrante
de ses œuvres. Aussi, on retrouve ces traces de joints sur les épreuves en bronze, ce qui permet d’identifier le maître-modèle lorsque l’on peut comparer le bronze aux différents plâtres d’atelier. Les coutures, selon la remise en place des pièces en plâtre du moule, suivent le même réseau et sont similaires, mais jamais strictement identiques entre deux remontages des pièces.

Tête-d’Apollon-d'Antoine-Bourdelle

Tête d’Apollon, Antoine Bourdelle.

Prétendre que les professionnels ne discernent pas ces traces, ainsi que l’usure imputable au second moule sur un plâtre d’atelier destiné à l’édition des bronzes (dans le cadre de la technique du moulage au sable) ou à la réalisation d’un plâtre de diffusion, est une contrevérité de béotiens.

Les rayures visibles sur les plâtres d’atelier correspondent aux traces laissées par les spatules métalliques lors de la confection des pièces en sable dans la technique de fonte dite au sable.

Leur nombre indique de façon précise celui des moules au sable réalisés sur ce plâtre, donc celui des tirages en bronze réalisés. Ces éléments et d’autres permettent d’expertiser une épreuve en plâtre, mais l’expert judiciaire doit-il diffuser tout son savoir pour respecter le contradictoire au risque d’informer les faussaires et de les aider à progresser dans la perfection de leurs ouvrages ? Voici un débat que nous aborderons peut-être dans ces colonnes.

Détail-des-rayures

Détail des « rayures », sillons laissés par les spatules lors de la réalisation des pièces en sable de fonderie (technique de la fonte au sable), sur ce plâtre d’atelier dont la surface est consolidée par un vernis gomme-laque.

Schéma des phases successives de la réalisation d’une œuvre en plâtre jusqu’en 1960/1965
Schéma des phases successives de la réalisation d’une oeuvre en plâtre jusqu'en 1960

 

Note

(1) Dont celles diligentées contre M. G.H. à la CA de Besançon, la CA de Dijon Aff. V / G.H ou encore dans une affaire jugée le 26 novembre 2009 devant le TGI de Créteil, actuellement en appel et, très récemment, dans l’affaire G.S. – GM/Ministère public et musée Rodin, jugement du TGI de Paris du 21 nov. 2014.

Article de la Revue Experts n°118 Février 2015

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