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L’évolution de l’expertise des œuvres et d’objets d’art depuis vingt ans

La recherche de la vérité, historique, stylistique, technique et scientifique, en prônant le risque zéro par l’apport de preuves irréfutables, telle peut être définie, en cette aube du 3e millénaire, la mission de l’expert d’art. Domaine d’apparence facile, mais très périlleux lorsqu’il s’agit de distinguer la main d’un artiste ou de dépister des contrefaçons habiles. Depuis les années 1980, l’autorité des auteurs de catalogues raisonnés, de thèses, ou des grands marchands s’est fissurée face à la poussée cartésienne de la science. Bien que le colloque « Vrai ou faux, les critères de l’authenticité » organisé en janvier 2007 par des experts, des journalistes et des professeurs d’université rassura l’auditoire en louant les mérites de l’expert d’art traditionnel, certaines déclarations nous transportèrent plusieurs siècles en arrière. Critiquant très fortement l’apport scientifique au service de l’expert d’art, quelques orateurs semblèrent convaincus que seuls la vue, le toucher et l’expérience professionnelle (entendons l’habitude d’être au contact des catégories d’objets ou d’œuvres à expertiser) permettent à l’expert d’être performant.

Figure 1

Fenêtre du Cabinet dit «de la cassette» (salle de bain de Louis XV) au Château de Versailles, sur laquelle furent prélevés des échantillons de peinture pour déterminer les couleurs d’origine.

Cette approche demeure à l’opposé des obligations de moyens actuelles. Un avis d’expert sans démonstration de preuve constitue, aujourd’hui, un certificat très fragile. Son inconsistance peut même valoir à son auteur d’être inquiété en cas de litige. Si aucune vérification technique, ni estimation du degré de fiabilité ne peut être établie, ce genre d’expertise se trouve remis en question extrêmement facilement (figures 1 à 3)… Notre constat par rapport aux autres spécialités expertales nous étonne encore. L’expertise des objets d’art n’épouse aucune norme(1), aucun protocole. Elle reste en grande majorité le fait de spécialistes dont les méthodes d’investigation sont obscures. Elles s’appuient principalement sur les connaissances historiques et stylistiques de l’œuvre examinée. Les mandarins dont dépendent certains artistes ou écoles, sont souvent les auteurs de leurs catalogues raisonnés ; une œuvre qui ne figure pas dans le dernier catalogue se révèle douteuse et de ce fait, invendable. Évidemment, ces historiens jusqu’à l’apparition du recours aux examens scientifiques n’étaient que très rarement remis en question. Idem pour les experts dont l’avis n’était guidé que par leur grande connaissance visuelle du sujet. S’il est reconnu, à juste titre, que l’œil s’aguerrit au contact répété des tableaux ou des objets d’art, il reste toujours surprenant de voir avec quelle assurance certains experts n’émettent aucun doute sur leurs intuitions. Le premier constat de ces vingt dernières années nous démontre quotidiennement que les convictions des « mandarins » ou, pour reprendre un terme plus actuel, « des stars de l’expertise» s’efface devant chaque preuve scientifique contraire à leur avis. La prudence et la jurisprudence incitent donc aujourd’hui l’expert à contrôler son avis à l’aide de preuves techniques et scientifiques. Cette obligation de moyens(2) est enfin entrée dans les habitudes des collectionneurs, des banquiers et magistrats, au point que l’absence de certains examens basiques et peu onéreux, non réalisés au préalable d’une transaction, peuvent entraîner la mise en cause de l’expert lors d’un litige ultérieur. L’expert d’aujourd’hui devient donc responsable de tous ses actes et doit même justifier parfois ses silences, car contrairement aux années 1970, l’expert d’œuvres ou d’objets d’art doit apporter les preuves d’authenticité et motiver son avis. L’économie d’utilisation de moyens pourra donc être reprochée à l’auteur d’un certificat erroné.

Analyses_MEBFigure 2

Prélèvements (A, B et C) après inclusion dans une pastille de résine. Leur observation sous microscopie optique permet de découvrir les couleurs et les pigments d’origine.

Figure 3

Coupe microscopique du prélèvement A réalisé dans les couches de peinture sur le bâtit extérieur de la fenêtre du Cabinet de la cassette. L’examen scientifique participe aussi à l’expertise-constat, au préalable à une décision de restauration.

 

1. L’ÉTABLISSEMENT D’UN « CONSTAT D’ÉTAT »

Les mesures de prudence qui s’imposent, historiques, techniques et scientifiques augmentent de façon considérable le coût des expertises. Mais n’est-il pas préférable d’anticiper les éventuels litiges en contrôlant systématiquement certains points clés d’une œuvre d’art? Les Anglo-Saxons l’ont compris depuis longtemps et établissent, avant toute transaction d’œuvre d’art, un constat d’état scientifique. Ce « condition report » possède également l’avantage d’éviter toute contestation ultérieure concernant l’état de l’objet au moment de sa vente. Le conseil des ventes (autorité française de régulation du marché de l’art) encourage très fermement, depuis quelques années, les professionnels à communiquer aux acheteurs un rapport sur l’état des œuvres d’art dépassant une « certaine valeur » avant toutes transactions. Ceci dans le but d’éviter de trop nombreux recours en annulation de ventes d’acheteurs déçus soit de la non-authenticité de l’œuvre, soit de sa restauration trop importante. Sur ce deuxième point, la question reste toujours d’actualité: jusqu’à quel degré de restauration une œuvre peut-elle être considérée comme authentique(3) ? La progression des procédures judiciaires concernant le domaine artistique s’est accentuée depuis ces vingt dernières années. De 1960 à 1990, lors des Trente Glorieuses du commerce de l’antiquité des objets d’art, les litiges se résolvaient à l’amiable, le marchand étant assuré de revendre très rapidement la marchandise contestée. La crise de 1990 à 2000 changea ces « bonnes manières ». Même les établissements réputés ne purent reprendre avec autant de largesse les œuvres douteuses. Les contestations d’authenticité s’accumulèrent et débouchèrent vers des litiges dont la principale issue fut judiciaire. Depuis, les magistrats – lassés des batailles d’experts, des remises en cause de leurs compétences et des récusations volontaires ou rendues par ordonnances – ont compris que le recrutement des experts en objets d’art doit s’ouvrir à d’autres professions que le négoce de l’antiquité, alors que le marché de l’art y oppose encore une forte résistance. En vingt ans, la participation des historiens d’art, des restaurateurs et des scientifiques a apporté de nouvelles compétences aux expertises civiles et judiciaires. Cette ouverture marque un grand progrès au bénéfice de la qualité des expertises qui s’ouvrent à la collégialité. Leur concours permet dans de très nombreux cas de mettre en exergue des preuves concrètes, incontestables. Par exemple, lorsque l’analyse d’un pigment prélevé dans la couche d’origine d’un tableau révèle qu’il s’agit d’un blanc de titane (diffusé en peinture artistique à partir de 1916), l’œuvre ne peut être du XVIe siècle. La « bataille d’expert » s’arrête aussitôt(4). En revanche, l’examen scientifique mal interprété dans le contexte expertal peut conduire à une catastrophe. La citation de François Rabelais reste encore d’actualité: «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » L’exemple qui suit le démontre bien. Monsieur P., expert en archéologie chinoise apercevant chez un de ses clients un cheval Tang (618-907 après J.-C.) de très belle prestance, émet « d’instinct » de forts doutes sur son authenticité (figure 4). Il conseille à son propriétaire de contrôler la datation de la cuisson de l’objet en terre cuite par un test de thermoluminescence(5). À son grand étonnement, l’analyse se révèle positive, et contredit son avis dû à ses connaissances stylistiques et esthétiques. Ses convictions l’emportant sur le résultat scientifique, il prit à sa charge l’obtention d’autres preuves scientifiques et vint consulter l’auteur de ces lignes.

 

2. LA SCIENCE GUIDÉE PAR LA CONNAISSANCE

Lorsqu’il m’expliqua ses doutes, je lui proposai de réaliser une tomographie de l’objet litigieux (à l’aide d’un scanner médical) afin de comprendre son élaboration. L’examen tomographique envisagé devait permettre de différencier les éléments anciens des éléments reconstitués avec une poudre agglomérée de la même époque. Nous pensions d’un commun accord que des faussaires avaient certainement réduit en poudre, à froid, des tessons de terre cuite d’époque Tang et, à l’aide d’un liant, avaient reconstitué par moulage un cheval Tang. Mais les coupes tomographiques nous révélèrent une nouvelle technique des faussaires chinois. Si la thermoluminescence n’a pas mis en cause l’authenticité du cheval litigieux, c’est que celui-ci est sculpté dans des briques en terre cuite, d’époque Tang, récupérées dans des murs anciens. Ses dimensions imposantes ont nécessité le collage des briques et l’adjonction d’armatures métalliques pour les jambes (figures 5 et 6). À l’inverse de l’analyse scientifique, le second examen réfuta sans aucune ambiguïté l’authenticité de l’œuvre. La science, guidée par la grande connaissance stylistique de l’expert sur ce sujet, lui permit d’attester la justesse de son avis. Bien souvent, comme dans ce cas, la preuve scientifique est si évidente qu’elle stoppe toutes batailles d’experts. Mais son élaboration augmente considérablement le coût de l’expertise. Cette constatation nous dirige à point nommé sur l’augmentation du coût très perceptible des missions expertales au cours des deux décennies écoulées. Depuis les années 1980, les moyens scientifiques mis à la disposition des experts d’œuvres ou d’objets d’art se sont considérablement accrus et sont devenus presque tous usuels. Nous ne citerons que les plus courants :

  • –les examens par rayonnement dans le spectre de l’ultraviolet, de l’infrarouge, des rayons X ou gamma (figure 7);
  • –la datation des matériaux organiques par la mesure du carbone 14, celle des terres cuites par leur thermoluminescence ;
  • –les analyses élémentaires des pigments des couches picturales à l’aide d’une microsonde de rayons X couplée à un microscope électronique à balayage (figure 8);
  • –la datation de certaines essences d’arbres (chêne, résineux…) par dendrochronologie (6)

 

CONCLUSION

Les apports techniques et scientifiques nécessaires à l’expertise des œuvres et objets d’art s’additionnent aux compétences de l’expert traditionnel. L’expert ne doit pas hésiter à admettre ses limites, quitte à diriger une équipe pour une meilleure adéquation de l’obtention de la vérité, ceci avec la plus grande transparence sur la méthode utilisée, sur la traçabilité des examens et sur la démonstration de la preuve. L’expertise des œuvres d’art relève de plus en plus souvent d’une équipe où l’individualisme s’efface devant la collégialité.

  • Figure 4 : faux cheval «Tang» (618 /907 après J.C).
  • Figure 5 : radiographie numérique mettant en évidence l’assemblage de briques et la consolidation des jambes par l’ajout de tiges métalliques.
  • Figure 6 : coupe tomographique de l’encolure illustrant les joints entre les briques.
  • Figure 7 : assemblage dit «à la romaine» apparaissant lors de la tomographie d’une œuvre en bronze. L’utilisation des rayons X par radiographie ou tomographie permet de visualiser l’intérieur d’un objet ou de déceler les lacunes sur une couche picturale. Les résultats de ces examens sont extrêmement fiables.
  • Figure 8 : points d’analyses à la microsonde EDS couplée à un microscope électronique à balayage (MEB) d’un échantillon de couche picturale prélevé sur une contrefaçon du XX e siècle d’une œuvre de BRUEGHEL le Jeune (fin XVI e, début XVII e siècle).

 

NOTES

  • 1. Cf. norme NF X 50-110, « Qualité en expertise », AFNOR, mai 2003.
  • 2. Cf. « Les nouvelles obligations de moyens de l’expert d’art », Revue Experts, n° 41, décembre 1998
  • 3. Thème du colloque organisé à Drouot Montaigne par la CEDA (Confédération européenne des experts d’art) le 10 janvier 2008: « La beauté réparée, les critères de l’authenticité ».
  • 4. Cf. art. in Revue Experts, n° 74, mars 2007.
  • 5. Cf. art. in Revue Experts, n° 19, juin 1993.
  • 6. Nous renvoyons le lecteur particulièrement intéressé par le sujet aux articles déjà parus dans la Revue Experts, «Les méthodes d’analyses scientifiques au service de l’expertise des objets d’art», n°19, juin 1993 et «L’examen des objets d’art par rayonnements électromagnétiques», n° 31, juin 1996.

 

Article de la Revue Experts spécial 20 ans, Mars 2008 © Revue Experts

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